13/14
SUJET TABOU
Qui n’a pas dans sa famille un oncle, un père, un grand-père qui soit revenu de la guerre d’Algérie ? Et pourtant, cette guerre, c’est le sujet tabou de la famille : on ne doit pas en parler. Mais sous le silence de nos pères, on sent que cette guerre les a profondément marqué, les a transformé. Et c’est cette transformation que Mauvignier nous montre avec Des Hommes, l’histoire de Feu-de-Bois et Rabut, le narrateur, mais aussi celle de tous les anciens combattants d’Algérie.
Rabut et Feu-de-Bois ont fait la guerre ensemble mais leur retour a été séparé et leur chemin différent : Rabut a réussi à se reconstruire dans son petit village, lieu de la première et dernière partie, Feu-de-bois, qui s’était marié avec une pied-noir, a fini par l’abandonner, elle et leurs enfants, pour revenir au village et vivre en clochard, en totale marge de la société.
Dans la deuxième partie, ils racontent, chacun à leur manière, l’attente, les permissions, la beauté du pays mais aussi les attaques de village où ils ne trouvaient que des femmes, des enfants et des vieillards, les tortures, les attaques des fells, les trahisons, les corps d’amis retrouvés un matin. Ils parlent aussi du retour, des non-dits, des changements observés (fiancée mariée à un autre, le village devenu « pavillons noyés dans le ciel épais et mou »…).
L’écriture est faite pour choquer : des mots sont mis en avant, des phrases entières s’estompent pour ne laisser place qu’à une image atroce… La composition même du récit est intéressante : nous sommes dans les pensées du narrateur, Rabut, pendant une journée. L’action et le livre se divisent en 3 parties : Soir, Nuit, Matin. Une journée. Mais les pensées du narrateur vont bien plus loin que ça : dans la partie Nuit, elles remontent 20 ans plus tôt (moment d’énonciation : la fin des années 70), à l’époque de la guerre d’Algérie (moment de narration). Le fait d’être propulsé dans la conscience d’un ancien combattant nous permet presque de connaître les paroles qu’aucun ne dit, on a l’impression d’entendre le témoignage de l’ancien combattant que l’on connaît. Et cet immense souvenir qui se révèle à Rabut, presque toute la guerre, nous fait nous demander si tous ressentent ça : des vagues de souvenirs incontrôlables qui te brisent chaque fois, même vingt ans après.
Un roman dur, mais utile. Il essaye de compler un vide de l’Histoire, cette partie si honteuse pour nous, français. Des scènes d’une grande précision qui suscitent notre bouleversement. Des vérités honteuses sont révélées : le parallèle tellement facile avec l’occupation nazie, la facilité de commettre des atrocités… Ce n’est pas une lecture agréable que nous livre l’auteur en nous mettant à la place de Bernard, devenu raciste, ou de de Rabut, qui cherche à oublier sans jamais arrêter la culpabilité et les souvenirs.
Un livre vraiment dur.
prix Virilo
Des Hommes
de Laurent Mauvignier
éditions de Minuit
3 Septembre 2009