De la casse au milieu de l’Afrique
Il y a cinq ans, Alain Mabanckou publiait Verre Cassé, ce livre qui a fait son succès. Un succès que l’on attribue à l’originalité du livre, ce qui ne veut pas dire grand chose. Pourtant, c’est bien « original » le premier mot qui vient à l’esprit pour parler de Verre Cassé.
Original par sa forme : un carnet dans lequel un ivrogne est chargé d’écrire les histoires du Crédit a voyagé, le bar de Brazzaville au Congo où se réunie une bande d’ivrognes détruits par la vie. Verre Cassé, puisque c’est le nom du narrateur-auteur du carnet, raconte comme il peut, c’est-à-dire sans finesse, ni richesse, ni même respect de la langue, l’histoire de la naissance du bar, celle du patron, celle des quelques piliers de bar et la sienne. Le carnet est dépourvu de construction, les histoires s’enchaînent sans aucune logique, nous sautons d’un chat à un mouton avec pour seule transition l’arrivée de ce personnage qui demande à Verre Cassé d’écouter le récit de sa vie. Il est uniquement constitué de deux chapitres, Premiers Feuillets et Derniers Feuillets, comme si l’apprenti écrivain était passé d’un stade à l’autre sans transition. Ce découpage peu certes refléter l’évolution de notre narrateur, qui, à un moment précis, décide que c’est le début de la fin de ses carnets. Là commence les derniers feuillets, plus personnels, moins enthousiastes, plus « gris ».
Verre Cassé se met donc à écrire un livre. Mais sait-il écrire ? Il n’y a pas de ponctuation mis à part des virgules à tout va, il écrit comme il parle, il parle comme il vit, il vit comme il peut. Autant dire que non, il ne sait pas écrire. Mais c’est aussi bien car cela lui permet d’inventer une langue, de créer son style. Pas de points, cela signifie que le temps ne s’arrête jamais, que tout s’enchaîne, que les temps morts n’existent pas, que tout va vite et que tout est lié.
C’est de cette manière que l’on découvre l’histoire de la création du Crédit à Voyagé, une polémique d’envergure nationale qui a divisé la population en deux, poussé un ministre de l’agriculture a déclamé un « J’accuse » aux phrases grandiloquentes qui rendent jalouses le président qui aurait voulu trouvé la formule lui-même et oblige ses nègres à en trouver une tout aussi bien qui marquera la postérité (ce sera « j’ai compris », ce qui donne : « le ministre accuse, le président comprend », expression populaire du Congo Brazzaville), la vie du patron surnommé L’Escargot Entêté, celle de l’homme aux couches Pampers tellement victime de ses adultères, celle de l’Imprimeur qui « a fait la France » mais en est revenu bafoué et abandonné par sa famille, celle de Mouyeké l’escroc sorcier, celle de Robinette, l’habituée aux si belles formes et même les histoires des gens de passage dans le bar ou dans la vie de Verre Cassé : Zéro Faute le sorcier sans pouvoir, Casimir « qui mène la grande vie », Angélique devenue Diabolique et qui est son ex-femme, Holder qui « a fait l’Amérique » mais qui n’intéresse pas Verre Cassé… Tous ces personnages se placent entre le grotesque et le tragique par leur histoire ou par leur personnalité. Comme Verre Cassé, ils nous feront rire et pleurer, réfléchir et ressentir.
Verre Cassé, d’ailleurs, en tant qu’écrivain débutant, tâtonne, « griffonne de temps à autre sans vraiment être sûr de ce [qu’il] raconte ». L’Escargot Entêté lui sert un peu de guide en lui disant « d’écrire comme les choses [lui] viennent » et en le convainquant d’écrire dans ce carnet. Pourtant, Verre Cassé lui-même est conscient de ses limites mais aussi de celle de la littérature : c’est bien « écrire des choses qui ressembleraient à la vie » qu’il cherche à faire, et encore c’est avec ses mots à lui, « des mots tordus, des mots décousus, des mots sans queue ni tête ».
Le grand jeu d’Alain Mabanckou est celui des allusions à ce qu’il considère comme les chefs d’oeuvre de la littérature. Parfois citer dans de longues envolées lyriques, parfois inséré discrètement dans le récit sous forme de clin d’oeil au lecteur, totalement invisible autrement, parfois citer sans autre cérémonie, nous croisons au hasard des pages : « comme si j’étais un fantôme de l’opéra« , une vendeuse de repas qui répond au surnom de Cantatrice Chauve, « je me souviendrai toujours de ma première traversée d’un pays d’Afrique, c’était la Guinée, j’étais l’enfant noir,[…] j’étais intrigué par la reptation d’un serpent mystique qui avalait un roseau que je croyais tenir réellement entre les mains, et très vite je retournais au pays natal, je goûtais aux fruits si doux de l’arbre à pain, j’habitais dans une chambre de l’hôtel la vie et demie, qui n’existe plus de nos jours et où, chaque soir, entre jazz et vin de palme, mon père aurait exulté de joie, et je me réchauffais au feu des origines », un éloge à Brassens, un transport au-dessus de Victor Hugo, un amour révélé pour les romans de Frederic Dard, des références à Zola… C’est un vibrant hommage à une (grande) poignée d’auteurs mais aussi à la culture qu’Alain Mabanckou réalise avec Verre Cassé.
Alain Mabanckou sait aussi nous dire les vérités vraies avec une pointe d’humour, de délicatesse ou de tristesse : « les noirs dans la Bible déambulent entre deux versets sataniques », « le succès est une étoile filante, la gloire est un soleil », « c’est facile de parler de l’écriture quand on a rien écrit », « si la sagesse se murmurait par la longueur de la barbe, les boucs seraient des philosophes », « ça traite les autres de cons, d’aveugles, comme si on ne pouvait pas vivre sans philosopher, le problème, c’est que ces pseudo-intellectuels philosophent sans vivre »… C’est dit tranquillement, tout en finesse et jamais sorti d’un contexte, mais ces vérités s’appliquent partout et Alain Mabanckou, à travers la plume d’un narrateur ivrogne, sait nous les enseigner. Si des phrases disent beaucoup de choses, les situations parlent parfois tout autant : à travers nos personnages, nous faisons face à la folie douce, à la mauvaise foi et au mensonge, sentiments maintes fois explorés, mais jamais assez semble-t-il.
Verre Cassé, ce n’est pas non plus Black Bazar au Congo-Brazzaville. Verre Cassé, c’est une histoire d’ivrogne, un hommage à la littérature, une rejet du politiquement correct pour parler d’une Afrique et d’un Congo multiple et varié, une ode à l’écriture et une histoire pleine de fraîcheur et de dureté. Mais, comme Black Bazar, Verre Cassé est un chef d’œuvre d’humour, d’ironie, de réflexion et d’humanité. Une œuvre « unique au monde », à l’image du Crédit à Voyagé.
Verre Cassé
d’Alain Mabanckou
éditions du Seuil
7 janvier 2005
je note ce titre !
tu as bien raison 😀
Comme d’habitude, un bien joli billet ! 🙂
Je ne voulais pas lire ce livre, mais tu viens de me convaincre de l’acheter. 😉
😀 merci
il faut lire cet auteur, il est formidable ! 🙂 mais si tu préfères de la légèreté, va plutôt vers Black Bazar : il y a encore de bien belles idées et toujours le même humour mais c’est plus fluide, mieux organisé, plus simple. Verre Cassé est beaucoup plus « dur » dans ses mots comme dans son style.
je trouve que le livre est très intéressant. Félicitation 0 l’écrivain Alain MABANCKOU.
Bon je viens d’acheter le livre et je compte le lire durant mon congée de deux semaines. Je serai ravi d’y trouver du plaisir au goût inéstimable.
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A vrai dire, Alain a adopte un style que je viens de decouvrir pour la premiere fois depuis que je lis des romans. Ca c’est magnifique de sa part. Je lis le livre actuellement, choisi par notre professeur de la litterature negro-africaine ici au village francais du Nigeria.
d’un style particulier, verre cassé est une oeuvre qui incite l’intelligentsia africaine. elle est au carrefour de l’humour et de la satire, du comique et tragique, de la fiction et de la réalité… c’est un véritable exploit littéraire
le verre cassé. sans point. règles de grammaire. faut pas laisser lire les enfants de moins de 12 ans sous peine de détruire en eux les règles que le maitre a eu tant de mal à leurs inculqué(es)
Its very interesting and the style is different, i enjoyed the book,when even my lecturer in french village Nigeria ask us to read it was fun for us.
Original par sa forme,le livre Verre Cassé d’Alain Mabanckou est une une histoire ‘très horrifique’ du Crédit a voyagé. Ce bar congolais des plus crasseux, nous est ici contée par l’un de ses clients les plus assidus, Verre Cassé, à qui le patron a confié le soin d’immortaliser, dans un cahier de fortune, les prouesses étonnantes de la troupe d’éclopés fantastiques qui le fréquentent. Ici le sublime se mêle au grotesque. Si des phrases disent beaucoup de choses, les situations parlent parfois tout autant : à travers nos personnages, l’auteur nous fait voyager dans une folie douce, à la mauvaise foi et au mensonge, sentiments maintes fois explorés, mais jamais assez.
Alain s’est senti libre, tranquille et à l’aise vis-à-vis du français qu’il utilise, il n’a pas eu peur de transgresser les barrières et de nous relater les faits tout cru sans voiler la face de la vérité. Il s’est approché d’une façon à aborder les idées qui correspondent au rythme et aux faits vécus par les Congolais en son temps.
Les histoires des personnages d’Alain nous entraînent au-delà du Congo et de l’Afrique tant elles sont universelles.
Le narrateur a introduit des particularités léxématiques qui obéissent parfaitement aux
règles de la composition. Ce procédé forme en général des léxies en associant des vocables
d’origine française et africaine . Ainsi foisonnent des substantifs depréciatifs comme
baisodrome (1), caméruineuses (2). Le premier (1), formé d’un radical français baise et
d’un suffixe africain drome, désigne le lieu où on entretient des relations sexuelles. Le second (2), formé uniquement de vocables français, camé et ruineuses concerne des Camérounaises qui
provoquent des dépenses excessives et la ruine. Ces mots, pure création de l’auteur, ne sont
pas ratifiés par les dictionnaires usuels du français . On y rencontre aussi des synapsies selon
la terminologie d’Émile Benveniste. Yann Le Lay, (2001: 51) nous explique que quiconque aime sa langue et sa culture doit la défendre, et si certains mots comblent un vide dans le vocabulaire, il n’en va pas de même pour tous et mieux vaudrait, comme le font les Québécois, avec souvent plus de détermination que les Français de France, éviter les anglicismes quand existe déjà un mot français bien formé et expressif, de création récente ou non.
Se référent à ce dernier point c’est parce qu’il fait des emprunts aux langues non africaines et ceux-ci sont pour la plupart tirés de l’anglais comme pampers, flashé, clean et de l’espagnol comme aficionados. Mais le constat est que narrateur en a fait un usage abusif car la plupart
de ces mots ont un équivalent en français.
En somme, le livre Verre Cassé d’Alain Mabanckou n’a ni les conventions romanesques, ni les normes typographiques, ni l’orthodoxie syntaxique, ni même la communauté noire qu’il prend un malin plaisir à rudoyer depuis son premier roman Bleu-blanc-rouge en 1998. Il s’est africanisé le français pour nous relater les faits de son histoire.
Pourfendeur des idées reçues sur sa culture maternelle, Mabanckou tord d’emblée le cou au cliché d’une civilisation africaine de l’oralité, jalousement gardée par les ancêtres-griots dépositaires des mythes séculaires. La parole, pour lui, c’est « du pipi de chat sauvage », c’est pourquoi il faut écrire parce que c’est ça qui reste. D’accord, mais écrire quoi ?
L’histoire que vous allez lire est narrée par l’ex-enseignant suicidaire Verre Cassé, pilier du bar Le Crédit a voyagé dont le patron – L’Escargot entêté – lui a demandé de perpétuer la mémoire. Devenu « nègre » malgré lui, Verre Cassé se lance donc dans l’épopée de ce rade congolais et de ses habitués au ban de la société.
Des marginaux au verbe haut qui, le vin rouge aidant, confieront à leur biographe-accoucheur des histoires personnelles plus désespérées les unes que les autres. Des parcours chaotiques traités dans la veine sarcastique qui va si bien à Mabanckou, dont l’humour (noir) parvient à alléger la peinture pessimiste d’un continent encore meurtri.
Dans les références littéraires multiples, n’oublions pas Céline dans le titre: Mort à crédit et Voyage au bout de la nuit.