Une imposture musicale
Au moment de son décès, Anna Song défraye la chronique : au crépuscule de sa vie, son talent est enfin révélé grâce aux efforts de son mari et producteur Paul Desroches. Atteinte d’un cancer, la virtuose a enregistré plus d’une centaine de disques en studio, encouragée par son époux qui a distribué les enregistrements à la presse spécialisée. Leur succès dans la presse est visible dans le roman même à travers les articles que Minh Tran Huy insère. Bientôt, leur ton change : cette oeuvre gigantesque ne serait qu’une mascarade, « la plus grande pianiste vivante dont personne n’a jamais entendu parler » n’a pas enregistré les morceaux mais se serait approprié l’oeuvre de grands virtuoses parfois méconnus.
De là part l’histoire de Minh Tran Huy. D’articles de journaux, seule accroche à la réalité qui l’a inspirée, elle imagine les motivations des acteurs d’un plagiat exceptionnel dans toute l’histoire de la musique classique. Réel ? Fictionnel ? Les coupures de presse insérées sèment déjà le doute.
Du doute sur l’authenticité des enregistrements dans la fiction et de celui sur la réalité du récit (imagination d’un écrivain ? fait réel romancé ?), on en vient à douter de l’histoire elle-même, de ses fondements. On se sent berné dans cette histoire racontée à rebours. La réalité telle qu’elle a été perçue avant puis après l’imputation de plagiat est-elle celle que l’on pense ? La presse, les médias et la subjectivité d’un narrateur, qui plus est auteur du plagiat, correspondent-ils à la réalité ?
Pourtant, on se prête à sa beauté, on se laisse emporter par elle. L’imposture, la falsification de l’interprétation des plus beaux morceaux de musique de l’humanité, est déjà brillante dans sa réussite et dans la manière dont elle a été construite. Les motivations qui sont ensuite imaginées par l’écrivain le sont tout autant. On découvre des motifs profondément humains à la source de cette tromperie mondiale. L’argent ne peut l’expliquer, et c’est ailleurs que l’on veut trouver l’origine de cet acte intolérable et grandiose.
On ne sait plus où est l’illusion dans le roman de Minh Tran Huy. Dans les mots qu’elle choisit, dans la construction à rebours de son récit, dans l’intrigue qu’elle créé : tout est fait pour nous tromper, mais l’ensemble nous charme. Bercé de poésie et d’émotion, les mots nous marquent. C’est un hymne à la musique (classique), à la vie, à une personne (l’être aimé), à une famille (celle, exilée, d’Anna), à un pays (le Viêtnam), au talent (la virtuosité que l’on rencontre partout et que l’on révèle jusque dans le plagiat), à l’art, au rêve, à l’espoir et à l’éloge lui-même. La réalité est triste, mais les fictions qui se construisent au fil du récit la métamorphose. Elles lui donnent la beauté que le destin a refusé d’offrir à la pianiste et à son amant. Et si le mensonge n’était qu’un moyen de rendre le monde plus beau, plus acceptable ?
Une belle découverte suite aux nombreux billets élogieux rencontrés sur la blogosphère.
La double vie d’Anna Song
de Minh Tran Huy
ed Actes Sud
10 novembre 2009
J’ai déjà lu quelques billets dans le cadre du challenge Des notes et des mots. Tu tapes un nouveau coup de marteau (de piano) sur le clou 🙂
ton challenge a amené beaucoup de lecteurs à découvrir ce roman et à partager leur lecture, donc indirectement et même si je n’y participe pas, c’est ton challenge qui m’a fait découvrir ce livre 😉
Ton billet reprend parfaitement la magnificence de ce roman grandiose, où le bluff est encore plus fort que l’imposture ! Un énoooorme coup de coeur pour moi !
merci pour le compliment 🙂
c’est un roman qui me marquera bien plus longtemps que d’autres, car sa construction est savante et la plume travaillée mais l’émotion passe malgré tout sans que cela paraisse artificiel. peut-être parce que face à un si magistral coup de bluff, on ne peut qu’être impressionné, surtout quand l’auteur y mêle la beauté des intentions.