Rue des Voleurs, de Mathias Enard

Ce sont des billets que j’aimerais soignés, remplis de mots justes reflétant à la fois le livre et sa lecture. J’y pense, et puis remet à plus tard l’écriture, le temps d’avoir le temps, celui de trouver les bons mots, les bonnes formules, les bonnes idées. La lecture en devient confuse, on se dit que c’est de moins en moins possible, peu importe combien ces ouvrages vous marquent. Malgré tout, les impressions restent en tête, et à défaut des chroniques parfaites dont je rêve, ce sont elles que je vais essayer de mettre en mots, tout d’abord avec le dernier roman de Mathias Enard : Rue des Voleurs.

La vie comme elle vient Rue des voleurs

Il faut du courage pour s’attaquer à l’actualité brûlante, mais plus encore du talent pour ne pas tomber dans l’écueil de la médiatisation ou du phénoménal. Le roman peut en devenir caricatural, à peine digne d’un JT de TF1 ou d’un reality show d’une chaîne de la TNT. Heureusement pour nous, Mathias Enard est un écrivain sensible et intelligent qui, s’il ose nous parler du monde contemporain, n’oublie pas pour autant l’humanité qui est derrière chaque évènement.

Son personnage narrateur, Lakhdar, est un jeune marocain un peu musulman et beaucoup épris de liberté. Pour avoir aimé charnellement sa cousine, il est mis à la rue par son père :

« J’ai eu faim, j’ai bouffé des fruits pourris que les maraîchers laissaient aux mendiants, j’ai dû me battre pour des pommes mâchées, puis des oranges moisies, balancer des torgnoles à des tarés en tout genre, des unijambistes, des mongoliens, une horde de crève-la-faim qui rôdaient comme moi autour du marché ; j’ai eu froid, j’ai passé des nuits trempé à l’automne, quand les orages s’abattaient sur la ville, chassant les gueux sous les arcades, dans les recoins de la Médina, dans les immeubles en construction où l’on devait corrompre le gardien pour qu’il vous laisse rester au sec… » (p17)

La phrase vive et rythmée de Mathias Enard porte ce récit sur les rives de la Méditerranée. Nous embarquons, d’un quartier populaire à la zone franche de Tanger, puis dans une navette qui traverse chaque jour le détroit sans jamais que l’Europe ouvre ses portes à Lakhdar. Les allers-retours se confondent avec l’immobilisme, tandis qu’un jour notre jeune héros est bloqué au port d’Algésiras par la crise économique. Il est en Espagne, mais du mauvais côté de la porte de l’Europe, juste avant la barrière des douanes, infranchissable. Repasser le détroit signifie perdre plusieurs mois de salaire, et surtout s’éloigner du phare qui le guide depuis des mois : Barcelone et Judit, cette Espagnole rencontrée à Tanger des mois auparavant, revue à Tunis, promesse de liberté et d’amour. Plus tard, il sera confronté aux rêves brisés de jeunes gens comme lui, des maghrébins qui ont voulu traverser clandestinement la Méditerranée. La réalité n’est jamais à la hauteur des espoirs, et si Lakhdar, bientôt la vingtaine, a la chance de survivre, rien n’est facile. L’Europe est telle qu’elle se présente : inhospitalière, en crise, toute refermée sur elle-même, désespérante. Le jeune homme se fait le représentant de tous ces hommes piégés entre deux mondes, l’un qui les fait fuir et l’autre qui ne veut pas d’eux. La noyade de beaucoup dans les eaux méditerranéennes, plus qu’une réalité, en devient un symbole.

Dans le drame de la vie, l’adolescent se partage entre rêves et désillusions. Les livres deviennent peu à peu la clé de sa réussite modérée. Libraire attitré d’un groupe islamiste où il prend connaissance de la littérature arabe classique, travail de numérisation de textes français en zone franche à Tanger grâce à son apprentissage de la langue dans des polars marseillais, hispanisant et francophile grâce aux livres, connaisseur de l’histoire arabe et européenne à force de visiter les bibliothèques… C’est un hymne romanesque au pouvoir de la lecture que partagent personnage, auteur et lecteur, tous trois venus de mondes différents et réunis le temps d’un livre.

« J’étais conscient que c’étaient les livres qui m’avaient obtenu les meilleures situations que j’ai jamais eues (…) ; je sentais confusément qu’ils me donnaient une supériorité douloureuse sur mes compagnons d’infortune, clandestins comme moi – sans parler d’un loisir presque gratuit. » (p200)

Dans un jeu de chassé-croisé entre auteur et personnage, le point commun qui les lie, au-delà de Barcelone, est sans doute leur maîtrise de plusieurs langues : marocain, arabe classique, français et espagnol pour Lakdhar ; catalan, espagnol, français, persan, arabe et beaucoup d’autres pour Mathias Enard. « je suis ce que j’ai lu, je suis ce que j’ai vu, j’ai en moi autant d’arabe que d’espagnol et de français, je me suis multiplié dans ces miroirs jusqu’à me perdre ou me construire, image fragile, image en mouvement. » (p236)

Comme les langues qui se bousculent dans la bouche de Lakhdar (citations en arabe, mots espagnols et français qui sonnent comme étranger tant le style d’Enard est particulier), les voix s’entremêlent. Qui parle ? Le jeune immigré ou l’écrivain français arabophone vivant à Barcelone ? Venus de deux mondes différents, l’auteur et le personnage ont l’air de se connaître, de partager beaucoup sans pourtant avoir le même point de vue. Mathias Enard nous invente un Candide venu de l’autre côté du détroit. Sa naïveté nous montre le recul que peut prendre l’auteur avec sa propre identité pour l’interroger, la mettre en doute et la confronter à sa voisine du monde arabe. Comment celle-ci est également intimement perçue. Le vécu de Mathias Enard se ressent dans celui, imaginaire, de son personnage.

Nous pourrions évoquer l’actualité, les révolutions arabes, les mouvement des Indignés en Espagne, les attentas islamistes, la misère tangéroise et barcelonaise, le monde à la dérive, les villes aimées et détestées, une France volontairement tenue à l’écart, tous ces sujets que Mathias Enard évoque avec modestie et simplicité dans Rue des Voleurs. Il n’affirme rien, mais voit, entend et réfléchit à travers son personnage dans lequel il s’immerge. C’est le jeu du romancier que de ne rien affirmer en dehors de son personnage, et le regard d’un Candide confronté à la vie n’est jamais aussi riche d’enseignement qu’aujourd’hui. On voit le monde tel qu’il est, ou du moins tel qu’il est vu. C’est un roman-tableau, qui évoque la violence du monde, mais aussi sa beauté et sa poésie, choses qui se cachent bien souvent derrière le macabre et le glauque et qui nous sont révélées par une confrontation intime à la misère humaine. Peuplé de références aux révolutions arabes et à leurs évolutions, à l’assassinat de Ben Laden, au mouvement espagnol des Indignés et des Okupas ou encore à la tuerie de Toulouse et aux élections présidentielles françaises, c’est aussi et surtout un cri lancé dans le vide : au lecteur de le saisir, de l’interroger et de le comprendre.

Rue des Voleurs

de Mathias Enard

ed Actes Sud

publié le 18 août 2012

5/7

A propos Constance

Enseignante, j'aime tout autant la littérature ado / jeune adulte que la littérature contemporaine et la bande-dessinée. J'ai souvent tendance à lire des textes écrits en français, mais je fais parfois des incursions vers de la littérature anglophone ou des traductions pour les autres langues.
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29 commentaires pour Rue des Voleurs, de Mathias Enard

  1. anne7500 dit :

    Je me doutais que tu le lirais, ce nouvel opus de Mathias Enard ! Je te sens très enthousiaste !

    • constance dit :

      je le suis. en même temps, avec la plume de Mathias Enard, difficile de ne pas l’être : il y a vraiment un souffle dans le rythme de la phrase qui est impressionnant !

  2. Gwenaëlle dit :

    Ce n’est peut-être pas le billet parfait dont tu rêves mais moi je le trouve très bien tourné, nourri et convaincant! Comme Anne, je me doutais que tu lirais le nouvel ouvrage de cet auteur qui fait partie de tes chouchous! 😉

    • constance dit :

      assez convainquant pour te le faire lire ? je peux te le poster en même temps que Les Impurs, tu sais ? 😉
      eh oui, c’était un peu inévitable que je le laisse de côté bien longtemps (à la différence des centes et quelques livres casés entre mon nouvel appartement et ma chambre chez mes parents qui m’attendent parfois depuis plusieurs mois)

      • Gwenaëlle dit :

        Si tu n’es pas trop pressée de le récupérer, je veux bien! Chouette d’avoir son appart’! Tu vas apprécier je pense. Et pouvoir travailler encore mieux… 🙂

        • constance dit :

          pas de problème. j’attendais d’avoir accès à internet (depuis mon appart’) pour lire ta réponse avant de poster le colis. ça partira demain 🙂
          j’apprécie déjà l’appart’. pour le travail, on verra bien 😉

  3. Sébastien dit :

    Et ben elle est très bien ta critique ! Ah ces filles qui veulent qu’on les acclament ! (rires)
    J’ai l’impression que c’est un sujet à la mode le Printemps Arabe en cette rentrée… même si, comme tu le dis, Mathias Enard s’en sort brillamment. Alain Blottière aussi, d’ailleurs, avec Rêveurs.

  4. gambadou dit :

    Un auteur brillant. J’attendais un avis avant de le lire, il sera donc dans mes priorités !

  5. thierry dit :

    je ne connais pas cet auteur mais demain direction Fnac pour découvrir MATHIAS ENARD . BRAVO POUR VOS BILLETS

  6. valmleslivres dit :

    Pas envie de relire cet auteur.

  7. Greg dit :

    Bonjour ,
    mon commentaire n a rien à voir avec le sujet et je m en excuse par avance, mais je n ai pas trouvé de mail privé pour vous joindre … Je vois que l année dernière vous avez rencontré Olivier Adam !!! J aimerai savoir si il est plutot sympathique car j ai lu diverses commentaires et ils tendent à dire le contraire … Je pense aller à sa rencontre lors d une dédicace mais c est toujours sympathique d en savoir un peu plus avant . Merci !! G.

  8. Jostein dit :

    Très beau billet, une prose vibrante qui donne envie de lire ce roman. Je pense l’avoir d’ici quelques jours.

  9. mimiipinson dit :

    Il m’attend sagement
    Billet ajouté

  10. thierry dit :

    oui je confirme c’est vraiment très bon . merci de vos avis éclairés .

  11. Géraldine dit :

    C’est curieux, c’est un auteur qui ne m’attire pas particulièrement… Sais tu qu’il vient à rennes en conférence en octobre ??

    • constance dit :

      oui, je sais, il vient avec Claro, qui est aussi un auteur que j’ai lu et aimé en cette rentrée littéraire avec ses Diamants du ciel. je compte bien y venir, surtout que c’est un samedi en plus (facile pour l’organisation) !
      tu y seras ? si oui, on pourrait peut-être se boire un café après (ou avant) si ça te dit ?

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  14. Cath dit :

    Je partage votre avis = j’ai découvert Mathias Enard avec ce livre et j’avoue qu’il me plaît beaucoup. Du coup, j’ai lu « Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants » : moins contemporain mais fort également.
    Merci pour votre billet dans lequel, j’ai tout à fait retrouvé le livre. Prenez confiance, du plaisir et tout ira bien !
    Cath

  15. Ping : Candide, de Tanger à Barcelone | Des petits riens …

  16. J’ai trouvé ce livre magnifique, d’une justesse et d’une humanité formidables. Belle écriture au service d’un sujet brûlant, un livre qu’il faudrait faire lire à plein de gens; il amène à réfléchir sans être pesant ni moralisateur, ni professoral dans le ton, une vraie réussite !
    Bref, une de mes meilleurs lectures de 2012

  17. Ping : Rue des voleurs | Coups de coeur littéraires (et plus)

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