Les geishas de la misère
Les destins oubliés par l’Histoire, seule la littérature peut s’en emparer pour mettre la lumière sur eux et rendre compte de leur éclat. C’est ce que fait Julie Otsuka, une romancière américaine d’origine japonaise, en offrant sa voix à de jeunes femmes qui quittent leur Japon natal pour se marier et avoir une vie meilleure aux Etats-Unis pendant l’entre-deux guerres. Ce récit écrit à la 1e personne du pluriel raconte cet exil plein d’espoir, les désillusions et les épreuves par lesquelles passent ces femmes.
Elles sont dans un cargo, serrant chacune contre leur cœur la photo de l’homme auxquelles elles sont promises, un Japonais émigré en Californie. Ce sont eux qui leur payent le voyage. Elles sont terrifiées par ce pays vers lequel elles voguent et dont elle ne connaissent rien, même pas la langue. Leur arrivée sur le sol américain ne se fait pas sans désillusion, il y a la douleur des mariages forcés et la vie mille fois plus dure qu’annoncée qui commence.
Le « nous » confond les destins des ces geishas de la misère qui se sont vendues pour un rêve américain qu’elles n’auront jamais. Elles s’abrutissent dans le travail, celui des champs ou celui des ménages, apprennent à ne jamais dire non, se soumettent à leur mari, à leur employeur, à la société toute entière. Ces femmes-là, on ne les connaît pas car c’est comme si elles n’avaient pas existé, laissant glisser sur leurs visages de porcelaine brisés par la vie de labeur le racisme ambiant et les jugements accusateurs. Elles ont perdu leur famille et leur patrie sans jamais pouvoir en retrouver aux Etats-Unis.
Le « nous » portent toutes ces voix qui ont subi un destin si similaire. C’est un chant brut et tragique, de ceux que certaines ont pu chanter dans les chanps pour se donner du courage et chanter leur plainte. Les différentes femmes se dessinent chacune dans cette dimension collective qui les rend visibles. Leur vie dans l’ombre se fait jour, pleine de violences conjugales secrètes, de dénigrement d’elles-mêmes, d’exclusion sociale, d’exploitation jusqu’à la mort.
La langue qui pleure ces destins ne rentre jamais dans le pathos, elle reste très crue, comme distante. La violence du monde se répercute sur les mots et résonne dans le silence de la lecture. Parfois, c’est un uppercut tellement la violence du quotidien se fait vive et brute. Ici, pas d’effets de langage, peu d’images, mais des phrases courtes, presque sèches. Est-ce parce que cela évoque aussi la violence de la seconde guerre mondiale (cette fois celle des américains envers ces immigrés Japonais qu’ils traiteront en ennemi) que nous pensons à la phrase durassienne qui montre la douleur dans toute sa nudité sans même avoir besoin de l’énoncer ?
Certaines n’avaient jamais vu la mer
de Julie Otsuka
trad. de Carine Chichereau
ed Phébus
30 août 2012
Très beau billet sur un livre que je me réjouis donc d’autant plus de lire bientôt.
j’ai hâte de lire ton avis dessus !
Mais comment fais-tu pour écrire de si beaux billets ? tu es très douée Constance ! C’est un plaisir de lire chacune de tes chroniques. J’ai remarqué un changement dans ton style, tes formulations depuis l’année dernière. Tu arrives à décrire ce qui coule entre les lignes, à faire ressortir les émotions , à nous inviter à découvrir ce que l’auteur a voulu creuser mais sans en dire de trop. C’est tout simplement remarquable !
le mérite ne m’en revient pas complètement : l’entraînement poussé à l’exercice du commentaire de texte dans le cadre de mes études forgent un peu mon esprit à l’écriture de chroniques. j’ai maintenant l’impression qu’il est plus alerte aux particularités de chaque texte.
j’ai beaucoup changé dans ma manière de lire et d’écrire depuis les débuts de ce blog. je crois que c’est en constante évolution car je suis une lectrice en devenir qui évolue au fil du temps, de mes expériences, de mon vécu, sans compter une pratique régulière qui mine de rien améliore (du moins je l’espère) ma manière de partager mes ressentis.
tes billets à toi aussi sont remarquables, j’aime beaucoup ton blog et tes chroniques très complètes qui reflètent une lecture personnelle et très sensible. chaque fois j’ai l’impression que tu as ressenti le livre et ce qu’il y a derrière. tu sais rendre compte d’une lecture avec beaucoup d’émotion et d’esprit critique.
tu ne sembles pas avoir trop aimé ce livre au thème très original
si, assez, du moins parmi la sélection du prix Elle. j’ai trouvé que c’était l’un des meilleurs.
Ahh, ce livre (et ta recension – davantage sous-jacente (comme une petite musique) – me donne envie de le lire…
en vérité, ce livre n’a pas besoin d’une recension pour être lu : il se défend de lui-même. mon billet cherche moins à critiquer qu’à donner à voir et surtout donner envie 😉
Constance – tu vas rigoler – pas plus tard que la semaine dernière j’ai lu la VO de ce livre et n’avais « même pas » fait le rapprochement (le titre en anglais: « The Buddha in the Attic » ….Je suis doublement heureux.
Comme avec son précédent roman paru dix ans plus tôt (Quand l’empereur était un dieu), Julie Otsuka confirme qu’elle a une plume très sûre. L’émotion est là, à fleur de mots et l’auteure déploie tous ses efforts pour maintenir la distance réglementaire.
Simultanément et comme dans un choeur antique, les voix de ces femmes s’élèvent pour dire ce qui devait être dit.
oui, en même temps cette distance est parfois pesante, il y a comme un refus d’empathie, comme si ce qu’avait vécu ces femmes ne pouvaient être entièrement partagés, même par une de leurs héritières. c’est sans doute vrai, n’empêche qu’il y a une retenue constante dans l’écriture qui se retrouve dans la lecture. cela rend ce texte beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît. finalement, c’est pour le mieux, même si je ne pourrais pas lire cette plume tous les jours.