Belle Famille, d’Arthur Dreyfus

Un sentiment de gêne

Lorsque les Macand partent en vacances en Toscane avec leurs trois fils, ils n’imaginent pas ce qui va arriver. Un drame, comme on en fait beaucoup dans le monde d’aujourd’hui, dont on parle beaucoup pendant quelques jours et qui retombent dans l’oubli le lendemain. L’horreur absolue, sans qu’on puisse jamais s’y attendre. Pour Stéphane, l’époux un peu dépressif avec pour seul refuge l’alcool et la Bible, c’est beaucoup, d’autant que Laurence, l’épouse qui dirige d’une main de maître la famille, s’abandonne dans le désarroi.

Cela n’arrivera cependant qu’au milieu du roman, plus ou moins. La gêne est cependant là dès les premières pages, non pas devant cet avertissement de l’auteur (quoique), mais au premier chapitre, avec cette description géographique de Granville, très froide et très neutre, en dehors de tout récit. Si c’est une manière efficace de poser le cadre spatio-temporel, cela laisse perplexe. Que vient faire Granville là, alors même que les Macand quittent leur ville d’habitation pour partir en Toscane ? La ville normande ne réapparaîtra guère qu’à la toute fin du récit, au retour des parents.

Les chapitres suivants nous font découvrir la famille Macand au grand complet à travers quelques scènes de vie, juste avant le départ en vacances. Au delà de l’intrigue qui révèle des tensions au sein de la famille, c’est la multiplicité des points de vue qui va nous révéler le plus efficacement la discordance des voix qui habitent cette famille, une « belle famille » – l’ironie du titre se révélant ainsi dès les premières pages.

Cette polyphonie (même si jamais le « je » n’apparaît, chacun possède sa manière de voir et sa manière de dire) devient plus parlante encore lorsque les personnages se distinguent sur le plan de l’information : certains restent dans l’ignorance du destin de Madec, l’enfant du milieu qui sera au centre de l’intrigue, tandis que d’autres savent pleinement ce qu’il s’est passé, même s’ils se cachent la vérité à eux-mêmes, jusqu’à parfois réussir à l’oublier. Ce n’est pas du théâtre qui sera en jeu lorsque les médias se mettront à couvrir l’affaire, mais de l’auto-persuasion, un jeu de vérité et de mensonge qui se joue au fond de soi-même. On préfèrerait presque être dans la tête des ignorants imaginant le pire, car la vérité en devient insupportable à force d’être refusée.

On se perd parfois dans tous ses points de vue, qui s’étendront à une flopée d’autres personnages secondaires, qui ont tous leur histoire et leurs secrets. Leur diversité, et les distinctions qui se font assez facilement entre eux tellement leur manière de voir est différente, est certes une richesse au second roman d’Arthur Dreyfus, Belle Famille, mais empêche parfois de rentrer pleinement dans la vision et la vie des personnages. Ce ne sont que des esquisses qui se dessinent sous nos yeux, et mis à part Madec et Laurence qui occupent une grande place du récit, on ne rentre pas dans l’histoire des personnages.

La gène n’est pas seulement dans ses personnages en contrastes, séparés les uns des autres et vivant pourtant ensemble, ni dans une intrigue évoquant l’amour parental, le mensonge à soi-même et aux autres et la difficulté à vivre, mais aussi parce qu’il parle de lui-même. Ici, Arthur Dreyfus parle de vérité et de mensonge dans l’intrigue, tandis qu’il en appelle à la vraisemblance en avertissement. « Je ne crois pas en la vérité » est ainsi la première phrase que nous lisons de lui dans ce second roman. On comprend mieux sa démarche, proche du réalisme balzacien, après avoir lu l’ouvrage. Vraisemblance et pas vérité. Composer avec une histoire qu’il vide de son contenu avant de la remplir avec ses mots et son imagination. Mais jusqu’où va l’imagination d’un écrivain ? Jusque dans l’horreur absolue au sein du cercle familial. Il comble les vides d’une tragédie par les pires théories possibles. Celles qui interpellent et interrogent, certes, mais nous font frémir au creux de notre ventre tant elles touchent à des tabous intérieurs. Cette démarche en devient presque artificielle.

Un sentiment beaucoup moins fort que la gêne est celui de l’agacement. Celui-ci arrive hélas parfois dans ce roman avec les références multiples à des écrivains et des personnes qui, elles, existent bien. J’ai parfois eut du mal à cerner l’intérêt de citer des passages entiers de Balzac. Vraisemblance ? Hommage ? Vanité d’Arthur Dreyfus qui met en avant son modèle ? Toutes ces références littéraires m’ont parfois parues un peu érudites, même si l’auteur met en avant un rapport intime à cette œuvre de la Comédie Humaine grâce au personnage de Stéphane. Et pourquoi faire de Sarkozy et du pape des personnages du récit ? Est-ce utile à la vraisemblance ? Un moyen de faire de l’humour (ce qu’il fait clairement) et d’interpeller le lecteur ? Cela ne m’a pas paru très convaincant, et m’a vite lassé.

De Belle Famille ressort cependant surtout ce sentiment de gêne qui vient nous tirailler en bien des aspects. Interpellant, la maîtrise en reste ardue, et il n’est pas constant dans ce récit qui tombe parfois dans l’artifice de la gêne, comme si nous sentions trop cette volonté de nous incommoder au sein du texte. C’est un inconfort qu’on ne souhaite pas à tout le monde, car il reste désagréable. Au bord de la vérité, nous tombons dans la vraisemblance, et celle-ci se révèle parfois plus terrible avec l’humanité que la vérité vraie. On en sort plein d’incompréhension envers les personnages que nous avons suivi. L’empathie romanesque disparaît quasiment sous les mensonges et les bassesses humaines, tandis qu’Arthur Dreyfus signe tout de même un bon roman… troublant.

Belle Famille

d’Arthur Dreyfus

ed Gallimard

5 janvier 2012

2013

A propos Constance

Enseignante, j'aime tout autant la littérature ado / jeune adulte que la littérature contemporaine et la bande-dessinée. J'ai souvent tendance à lire des textes écrits en français, mais je fais parfois des incursions vers de la littérature anglophone ou des traductions pour les autres langues.
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26 commentaires pour Belle Famille, d’Arthur Dreyfus

  1. Leiloona dit :

    J’ai écrit une chronique sur ce roman hier soir, justement …
    Et la description initiale de Granville ne m’a pas vraiment désarçonnée, je pensais en fait lire un « bon » roman de société, très proche du réalisme, donc ça entrait dans le même cadre.
    Et puis j’ai été étonnée par la tournure que prenait le roman. (Je ne savais pas qu’il s’était inspiré d’un fait-divers.)
    J’ai été lassée par tout ce qui concernait les médias et l’ancrage dans le réel, le roman aurait été meilleur sans ces parasites.
    Néanmoins, j’ai énormément aimé le regard distancié et plein d’ironie du narrateur.

  2. canel8 dit :

    « la vérité en devient insupportable à force d’être refusée. » -> exactement, et la personne qui la détient parfaitement odieuse et repoussante.
    « … mais de l’auto-persuasion, un jeu de vérité et de mensonge qui se joue au fond de soi-même. » -> je n’ai même pas réussi à ressentir cela tellement j’ai trouvé cette femme fausse, mal décrite, mal perçue…
    Le seul personnage auquel j’ai réussi à m’attacher est Ron, et on le voit très peu.
    Ce genre de récupération de faits divers me gêne bcp. Comment s’autorise-t-on à élucubrer sur un faits divers non résolu, sans cacher la source d’inspiration (trop de similitudes), et même en la revendiquant. Idem pour ‘Twist’ de Bertholon, etc.
    J’admire et respecte en revanche le travail de recherche, de rencontre, que peut faire Emmanuel Carrère autour d’un drame familial (je pense à ‘L’adversaire’).
    PS : et là je croise les doigts pour que wordpress ne plante pas mon comm ! 😉

  3. Elodie dit :

    Je publie mon billet demain. Je n’ai pas non plus compris l’intérêt de ce livre…je cherche…je cherche.

  4. mimiipinson dit :

    Je n’ai pas l’habitude de me cacher derrière mon petit doigt; quand c’est mauvais, je le dis, sans détours, ni précautions., et en 2 temps , 3 mouvements. Pas la peine de perdre du temps à expliquer, j’en ai assez perdu à tenter de le lire !!!

    • constance93 dit :

      ce n’était pas une critique, cela m’a au contraire amusé. dans le genre critique expéditive, c’est vraiment pas mal 🙂 il faudrait que je le fasse aussi pour les livres qui m’ont horripilé, j’y penserai la prochaine fois

  5. clara dit :

    Suis- je la seule à avoir aimé? Je n’ai pas été gêné par ce que tu as souligne. Je trouve que l’auteur ironise au contraire.
    @ Canel : Il s’est inspiré d’un faits réel et en a tiré certains points pour en montrer le déviances. Je ne vois pas ce qui est choquant.

    • constance93 dit :

      non, Leilonaa a assez aimé aussi, et je pense qu’il y en a d’autres : ce roman a eu un certain succès qu’il n’aurait pas eu si les lecteurs ne se l’étaient pas conseillés entre eux.
      je suis d’accord avec l’ironie, mais cela m’a également gêné. le sujet était peut-être trop dur pour être sujet à l’humour.
      vis-à-vis de l’utilisation d’un fait réel comme matériau premier au roman, on peut dire que c’est un peu une démarche à la Flaubert (avec Madame Bovary, c’était le même processus). je ne sais juste pas si le suicide d’une femme au XIXe siècle équivaut en terme médiatique (et au niveau de la perception par la société entière) à la disparition d’un enfant aujourd’hui.

  6. clara dit :

    Dans le livre, l’enfant meurt accidentellement et c’est sa mère qui engendre toute la suite . Le lecteur sait qu’on n’est pas dans le cas réel de la disparition ou de l’enlèvement d’un enfant. Et la personnalité de la mère est stupéfiante (par son côté « horrible ») !

    • constance93 dit :

      oui, c’est vrai, mais ce qu’il se passe dans la tête de la mère et l’engouement et la manipulation médiatique m’ont réellement gêné, peut-être justement parce que je connaissais la réalité

  7. Sébastien dit :

    J’ai aussi beaucoup aimé ce roman. En lisant ta critique, Constance, je n’ai pas très bien compris comment tu pouvais être de cet avis.
    Ma phrase est certainement mal tournée, alors j’explique :
    Je ne veux pas faire preuve d’intolérance, tu as le droit de penser ce que tu veux ! C’est juste que par rapport à ce que j’en ai pensé, j’ai du mal à imaginer qu’on puisse être perturbé par ce qui t’a gêné (en fait, je crois que je n’ai toujours pas réussi à expliquer mieux ce que je veux dire…).

    Bref, il s’agit d’un fait divers qu’il a clairement détourné pour en faire son roman, pas un article de presse, et il ne s’en est pas caché. Il voulait inventer une histoire, imaginer, et s’est servi d’un point de départ existant, comme Beigbéder dans « Windows on the world » et tant d’autres.
    Nicolas Sarkozy et le Pape ont une petite place dans le récit parce que certaines personnalités (médiatiques, politiques, et le Pape) sont intervenus en faveur de Madeleine, la vraie disparue.
    Enfin, pour ce qui est de Granville, je pense que le roman n’a pas été pensé tel la mort accidentelle d’un enfant en vacances. Mais comme la vie d’une famille qui peut partir en live du jour au lendemain. D’où l’importance de commencer le récit plus tôt, de nous imprégner totalement de cette famille, de nous faire découvrir les liens et les tensions qui règnent entre eux avant de les faire exploser vers le premier tiers du roman.
    Enfin 2, j’avais oublié : je ne me souviens pas très bien, mais en tout cas, je n’avais pas été déstabilisé par la multiplicité des points de vue.
    si tu veux lire ma critique, la voilà :
    http://culturez-vous.over-blog.com/article-arthur-dreyfus-belle-famille-roman-240-pages-janvier-2012-gallimard-17-90-100054245-comments.html#anchorComment

    • Leiloona dit :

      Je suis d’accord avec toi : la description de Granville permet d’ancrer l’histoire dans le réel, comme un roman lambda en somme, pourquoi y chercher forcément une implication dans l’histoire future ? Il s’agirait plutôt de faire « couleur locale », procédé utilisé au XIXè, d’ailleurs …
      Sinon effectivement la citation en exergue montre bien aussi qu’il n’a pas voulu faire du vrai, le fait divers est le point de départ, mais il s’en éloigne dès la narration commencée. Chaque écrivain a un point de départ : une situation vécue, une musique, son enfance etc …
      Bon, c’est vrai que s’il avait vraiment voulu s’en éloigner, il aurait aussi pu choisir un autre prénom que Madec … Très proche de la réalité.

      • constance93 dit :

        comme je l’expliquais à Sébastien, j’ai du mal avec cette proximité au réel, peu importe qu’elle serve de base ou non.
        et puis faire « couleur locale » ne me paraît pas du plus grand intérêt non plus, désolée pour les écrivains du XIXe et leur héritier Dreyfus…

    • constance93 dit :

      hou là ! il faut que je retourne lire ma critique pour essayer de voir de quoi tu parles exactement ^^
      je rigole, je comprend ta réaction.
      pour te répondre, j’ai du mal avec ces histoires qui partent d’un point de départ existant. je trouve que c’est à la fois trop proche et trop éloigné de la réalité. le roman en devient une sorte de déviance. pour les personnalités qui interviennent dans le récit, c’est l’inverse : la réalité vient parasiter le roman. mais c’est sans doute un caprice de lectrice, tout le monde ne le ressent pas de cette manière, et heureusement !
      « la vie d’une famille qui peut partir en live du jour au lendemain » : elle est déjà au bord de l’explosion avant que n’intervienne l’affaire Madec. Et puis après elle ne part pas tellement en live. Malgré Madec, les choses s’arrangent, on l’oublie tranquillement pour s’occuper plutôt du battage médiatique, avant de retourner doucement à son métier ou ses enfants.
      ce n’est pas tant que j’ai été déstabilisé que gênée : j’ai trouvé que nous ne rentrions pas en profondeur dans les personnages (le récit est court, les intervenants nombreux), et que du coup certains avaient un côté caricatural.
      j’irai lire ta chronique très bientôt, un avis totalement inverse m’intéresse, surtout étayé comme le tien 😉

  8. valmleslivres dit :

    Bon, un roman à oublier alors.

  9. J’ai terminé ce roman hier et jeté sur le papier ( enfin sur mon clavier) mes premières impressions avant la rédaction de mon billet et je suis comme toi gênée par l’ironie et le cynisme de l’auteur autour de ce fait divers douloureux et non résolu… Les personnages sont caricaturaux et l’auteur délaye sa prose… que de longueur… si cela n’avait pas été pour le Jury Elle j’aurai vite abandonné le livre !

    • constance93 dit :

      je pense que j’aurai tout de même lu ce roman dans son entier, je n’aime pas le sentiment d’inachèvement. le problème, c’est que là, même lu en entier, j’ai cette impression, non pas au niveau de ma lecture mais au niveau du roman lui-même.

  10. Theoma dit :

    comme j’ai détesté ce roman…

    • constance93 dit :

      je n’en suis pas à ce point, mais beaucoup sont du même avis que toi ^^
      au moins, cela nous rappelle à quel point certaines lectures peuvent être belles : l’extrême inverse nous le montre clairement

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