Le Roman du Mariage, de Jeffrey Eugenides

Un roman sans mariage

Ne vous y trompez pas : Jeffrey Eugenides continue de nous surprendre dans ce troisième opus. Après Virgin Suicides (1993) et Middlesex (2002), le romancier revient avec Le Roman du Mariage, publié en 2011 en langue originale et en 2013 dans sa traduction française.

Il nous surprend d’abord parce qu’il n’est pas question de mariage, ou si peu. Nous sommes en 1982 sur le campus de Brown le jour de la remise des diplômes et il pleut. Mais surtout, nous sommes entourés d’étudiants aux aspirations multiples, aux doutes nombreux et à l’énergie folle. La plupart sort d’une cuite mémorable, la dernière avec les camarades d’université avant que chacun ne poursuive sa voie : année sabbatique vers l’Inde, stages ou emplois dans des entreprises privées, études de 3e cycle restreintes à une très petite minorité de chanceux, majoritairement encore des hommes. Ils sont tous réunis dans leur toge ridicule à récupérer symboliquement leur diplôme, sésame pour l’âge adulte.

On est surpris aussi par le cadre des années 80, qu’on découvre ou  redécouvre sous un jour nouveau, très américain (et parfois moqueur envers les européens…). Ces personnages qui sont à l’heure de faire le pas vers l’âge adulte révèlent l’émergence de la jeunesse, cette catégorie d’âge qui commence à s’exprimer et à exister. On ne passe plus des études au travail, la femme n’est plus seulement une mère en devenir, l’âge adulte s’imagine et se construit selon différentes voies, on prend le temps de vivre et soirées arrosées et erreurs de jeunesse font partie intégrante de la vie. On assiste là à une évolution profonde de la société dont nous sommes aujourd’hui les bénéficiaires. Sans compter leur tonalité « vintage », le cadre des années 80 tel que le reconstruit Jeffrey Eugenides vaut ainsi le détour des quelques 550 pages.

Ce qui est également très riche dans ce roman, c’est la forte dimension méta-littéraire. Plongé dans un cadre universitaire, nos personnages lisent à n’en plus finir, surtout Madeleine qui fait des études littéraires. On la voit assister à deux cours qui seront d’une grande importance pour elle : la Sémiotique 221, le séminaire très en vogue  à l’université de Brown qui propose d’explorer la nouvelle critique structuraliste européenne, s’oppose fermement à celui du vénérable professeur Saunders intitulé « Le Roman du Mariage : œuvres choisies d’Austen, d’Eliot et de James ». Il est rare d’entendre parler de critique littéraire dans un roman, or celui-ci le fait admirablement. On (re)découvre Barthes et on partage la fascination et la suspicion de l’étudiante face aux approches révolutionnaires proposées. On est intimidé (on ne sait même pas comment prononcer son nom…), étonné, ébranlé, saisi et finalement en admiration devant des réflexions aussi innovantes. Il y a de la magie à découvrir la critique structuraliste, et Jeffrey Eugenides arrive à rendre compte de celle-ci. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’on ne peut pas se plonger, comme Madeleine, dans un bon vieux roman d’une des auteures anglophones du XIXe siècle, que ce soit Jane Austen ou l’une des sœurs Brönte. En tant que lecteur, on partage cette passion littéraire.

Ce que révèle surtout cette (éternelle) querelle des Anciens et des Modernes en littérature à l’aube des années 80, c’est un conflit au sein de la société, et au sein de chaque individu, . Doit-on passer à la modernité et rejeter tous nos modèles, sociaux, politiques, religieux, intellectuels (etc) ? Tout est-il à jeter ? Peut-on encore avoir des aspirations « traditionnelles » quand on a la vingtaine en 1982 (ou aujourd’hui) ?

Ces questions, si elles ne sont pas poser explicitement, sont dans l’esprit et dans le cœur de nos trois personnages principaux : Madeleine, l’étudiante en littérature, Mitchell, amoureux transi cristallisant son idéal dans l’étude de la théologie, et Léonard, étudiant fêtard à la réputation de Dom Juan qui a touché le cœur de Madeleine. Ensemble, ils forment un triangle amoureux, même si celui-ci échappe particulièrement bien aux topoï du roman du mariage. Même si Mitchell aime Madeleine qui lui préfère Léonard, l’amour est questionné, torturé, tourné dans tous les sens. Il a plusieurs visages, plusieurs formes de dévouement, plusieurs expressions.

Pour cela, chaque personnage possède une personnalité originale et complexe. Le romancier a dessiné pour chacun d’eux des origines sociales déterminantes et une histoire familiale bien campée en arrière-plan qui viennent définir une grande partie de leur personnalité, le tout réunit avec un grand sens de la psychologie et de l’ensemble des sciences humaines. Cependant, tout n’est pas dit textuellement : une grande part de leur personnalité se devine à travers les détails que donnent le narrateur sur leur vie, comme leurs lectures ou la manière dont ils appréhendent la fin de l’université. Malgré le déterminisme qui semble décider de la destinée du trio amoureux, le romancier  vient offrir à nos trois jeunes gens des échappatoires à ce à quoi leur milieu, leur histoire et/ou leurs études les avaient prédestinés. C’est d’une grande finesse humaine et d’une grande force d’esprit, sans compter l’efficacité du ressort littéraire : le procédé nous conduit infailliblement à ressentir de la curiosité vis-à-vis de l’avenir de nos personnages, plus imprévisible qu’il n’y paraissait. Vont-ils se confirmer dans leur rôle ? S’y  opposer ? Comment échapper à la pression sociale et à son passé familial ? Madeleine, Mitch et Léonard se posent les mêmes questions que nous nous posons sur eux tout au long du récit.

S’il n’y a pas  de mariage à l’œuvre dans l’intrigue (ou si mal : tardivement, de manière imparfaite et sans même description de la cérémonie : quelle honte pour un « roman du mariage » !), Jeffrey Eugenides vient pourtant nous offrir une union assez incroyable : celle d’une jeunesse contemporaine avec une littérature qui lui apparaît comme désuète. Il ne fait pas qu’actualiser le roman du mariage, il lui construit des ponts les problématiques auxquelles se confrontent la jeunesse des années 80 à aujourd’hui. Ainsi, les grands romans du XIXe siècle s’incarnent dans le monde moderne au moment où la jeunesse vient remettre en cause tout ce qu’ils incarnent.

Tout ? Peut-être pas, car la thématique du choix est toujours au cœur des problématiques de la jeunesse, à commencer dans la question amoureuse, même si elle s’impose aussi dans tous les domaines – carrière, réalisation personnelle, orientation sexuelle, maladie psychique, croyances… – et que les réponses se diversifient également : elles peuvent prendre la forme d’erreurs de jeunesse qui se prolongent, de voyage initiatique ou encore de recherche universitaire. Lorsque le lecteur prend conscience des dissonances et des résonances entre littérature d’hier et monde d’aujourd’hui, nous réagissons un peu à la manière de Madeleine quand elle assiste à un séminaire sur les prémices du féminisme dans le parcours et les œuvres des grandes romancières anglaises du XIXe siècle : nous sommes pris d’une exaltation qui nous pousse à tourner encore une petite centaine de pages, quitte à faire une nuit blanche.

Dans le « roman du mariage » moderne,  les portes s’ouvrent et toute chute s’accompagne d’une possibilité de se relever, l’auteur comme le lecteur s’en rendent bien compte, si bien qu’il n’est plus possible, du moins sur la question du mariage, de maintenir cette tonalité et cette force tragique du mariage imposé ou du mariage impossible.  Pour contrer cette perte, Jeffrey Eugenides instille dans son texte une ironie constante qui n’épargne ni le monde universitaire, ni ses jeunes protagonistes, ni lui-même. En mariant roman traditionnel et monde moderne, le discret romancier réussit une alliance a priori impossible et nous offre un récit initiatique très fort qui montre que le romanesque hérité des auteurs anglo-saxons du XIXe siècle est encore bien vivace dans nos pensées, nos vies et que la littérature apporte sel, saveurs et compréhension du monde à ceux et celles qui ont encore ce plaisir coupable d’ouvrir, comme Madeleine, l’éternel Orgueil et Préjugés. A défaut, si vous êtes un allergique aux poussiéreux romans anglais du XIXe siècle, vous pouvez toujours courir  vous acheter Le Roman du Mariage.

 

Le Roman du Mariage

de Jeffrey Eugenides

ed Points

Mars 2014

A propos Constance

Enseignante, j'aime tout autant la littérature ado / jeune adulte que la littérature contemporaine et la bande-dessinée. J'ai souvent tendance à lire des textes écrits en français, mais je fais parfois des incursions vers de la littérature anglophone ou des traductions pour les autres langues.
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3 commentaires pour Le Roman du Mariage, de Jeffrey Eugenides

  1. ingannmic dit :

    Cela fait un moment que j’ai l’intention de découvrir Eugenides avec ce titre, et ton billet me conforte dans ce projet. Il rend compte à merveille de la richesse de ce roman.

  2. gambadou dit :

    C’est un troisième opus, mais il peut être lu sans avoir lu les autres ?

  3. J’ai connu Eugenides avec Virgin Suicides et je dois avouer que j’étais assez impatient de découvrir un nouveau roman après Middlesex..je l’ajoute à la liste mes prochaines lectures! 🙂

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