Traques, de Frédérique Clémençon

 Équilibre et complexité des traques, derrière les tourments

Quelle puissance dans l’écriture de Frédérique Clémençon pour nous emporter dans ces récits déchirés qu’elle nous offre, si l’on peut offrir des mots qui bousculent de l’intérieur, font presque du mal tellement la fiction et la vérité qui s’enchâssent sont durs et trouvent en nous une réalité.

Sous l’appellation « roman », Traques nous racontent quatre destins différents : récit d’exil, d’enfermement et de fuite, de vieillesse et de manque de prise avec le monde. Sur le ton de la conversation, Anatole et Jeanne se confient leur histoire tour à tour, assis sur un banc, réunis par le hasard. Ce n’est pas une conversation légère et ponctuée d’interruptions, mais plutôt une écoute de l’autre le temps d’un après-midi. Le lecteur devient ce personnage à l’écoute, à la fois Jeanne et Anatole, souvent les deux à la fois. En effet, à leur manière de raconter, la manière de l’auteur Frédérique Clémençon, nous sommes emportés dans leur destin et, tout en restant « l’écouteur », nous nous identifions au « raconteur ». Traqués par leur passé, ils ne s’arrêtent pas de se souvenir et de partager leur douleur, leurs tourments : « il y a longtemps maintenant que nous bavardons tous les deux sur ce banc et [il] n’y a pour nous séparer rien de plus que l’air que nous respirons ».

A côté, c’est une mère et son fils que nous observons et écoutons. Eux sont poursuivis par la difficulté de vivre. Elisabeth Collignon, touchée par la vieillesse, observe chaque jour la dégradation de son état sur la porte de ses toilettes, à travers ses bilans que les infirmiers refusent d’enlever car « pas pratique pour l’organisation » malgré le mal-être qu’en ressent Mme Collignon, et celui que nous finissons par ressentir pareillement : « sur la grille de soin accrochée dans les toilettes, une croix indique, jour après jour, que j’ai chié seule je veux dire déféqué, restons polis, que j’ai uriné seule, qu’on m’a coupé les ongles des pieds, des mains, lavé les fesses, les cheveux ou le visage, seule, ou non, donné mes comprimés. Ou un rond rouge quand quelque chose ne va pas. J’ai vu qu’ils augmentaient, mes ronds. Ce n’est pas de la mauvaise volonté de ma part, c’est juste que je m’en vais par petits morceaux ». Pour elle, c’est une illustration de « cet acharnement à nous humilier ». Pour nous, un traitement inhumain là où l’humanité devrait avoir la place centrale : le soin des personnes âgées. Les grilles d’évaluation, les critères, tout vient étaler l’inhumanité de ces foyers pour vieux.

Victor, lui, rejette son quotidien dirigé par son travail répétitif dans une grande entreprise. Le désintérêt le détache du monde dans lequel il est enfermé tout en y vivant reclus. Traqué par la dépression, il ne sait comment fuir. Une interrogation le poursuit sans cesse : « qu’est-ce-que je fais là ? ». Son monde n’a en effet pas de sens, éternelle répétition de la veille sans réalisation ni avancée concrète. « Je me défait comme une pelote de laine. Je me craquelle, me fendille, et par ces fendillements chaque jour plus profonds s’engouffre mon désintérêt grandissant pour tout ce qui m’entoure : je ne veux rien. »

Happé par l’écriture de Frédérique Clémençon, nous devenons ces personnages traqués par leur passé ou leur présent, par la vie et par le monde, la société, les souvenirs, l’enfance, la vieillesse, le manque de prise, le sentiment d’inutilité, l’indifférence d’autrui… Nous sommes vulnérables à tout cela au côté des personnages. L’écriture de Frédérique Clémençon, puissante, dure, hachée, complexe, se fait l’écho de tout le mal être qui peut ressortir de cette violence de la société sur nous même. Des différents récits ressort tout de même un besoin de lutter, de fuir, de repartir à zéro, de finir, de changer. Ces quêtes, peut-être vaines, nos personnages sont lancées dedans. Les solutions pour résister et survivre restent énigmatiques et jamais idéales, mais, comme dans tout le reste du récit, elles nous transportent.

Du quotidien (combien de Victor et de Mme Collignon dans le monde actuel ?) à la fiction (les destins hors normes d’Anatole et de Jeanne, récit de fuite perpétuelle pour l’un, récit d’enfermement et de libération pour l’autre, dans des mondes quasi oniriques), le roman de Frédérique Clémençon est âpre, dur, fort, vrai, terrible, noir : un tableau de l’humanité tout en finesse, une vérité dure à admettre, une fiction pleine de vérité. Un roman humain et engagé contre la violence de la société. Une réussite.

A propos Constance

Enseignante, j'aime tout autant la littérature ado / jeune adulte que la littérature contemporaine et la bande-dessinée. J'ai souvent tendance à lire des textes écrits en français, mais je fais parfois des incursions vers de la littérature anglophone ou des traductions pour les autres langues.
Cet article, publié dans 2 bien, bien, est tagué , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

Laisser un commentaire