Limonov d’Emmanuel Carrère

10/14

Limonov, une vie romanesque

L’éjecté du Goncourt, comme on appelle maintenant celui qui a été vu comme favori, pose la question du roman. Ne cherchez pas : il semble qu’il y en est toujours au moins un dans la sélection Goncourt, un de ces livres qualifiés de roman mais qui n’en est pas un. Nous avons avec Limonov l’échantillon 2011, où nous avons en effet plus l’impression d’être dans une biographie de ce personnage d’Edouard Savenko, dit Limonov, dans laquelle son auteur s’immisce pour aborder les problèmes de son écriture. A priori, biographie et autobiographie, rien de plus. Son caractère inclassable suffit-il cependant à le faire rentrer dans la catégorie « roman » ?

Peut-être que pour certains ouvrages cette justification suffit-elle pour que le livre puisse rentrer dans les sélections des grands prix de la rentrée, pour la plupart dédiés au genre romanesque. Pas pour Limonov. Dans ce récit, la vie du héros est d’une force romanesque. C’est un d’Artagnan contemporain que nous suivons autour du monde pendant la guerre froide d’après Staline et dans l’après-communisme. Un « d’Artagnan de la plume », nous précise Emmanuel Carrère. Le grand voyageur, l’acteur politique, l’écrivain prolifique, le narcissique sans fond, l’aventurier du XXe et du XXIe siècle, le polémiste sans morale, Edouard Limonov est tout cela, et plus encore. L’auteur lui-même est présent dans son récit, s’interrogeant sur son sujet, ne cachant pas une fausse neutralité de biographe, transformant le récit en roman, mettant en scène son travail d’écrivain à chaque page, s’interrogeant sur son statut d’écrivain petit bourgeois, affirmant ses hésitations et ses difficultés face à son récit.

A travers Edouard Limonov, c’est un roman d’aventures que propose de nous offrir Emmanuel Carrère. Oh, bien sûr, celui-ci donne un plus grand but à son ouvrage, quelque chose comme « [raconter] quelque chose sur notre histoire à tous depuis la fin de la seconde Guerre mondiale », mais nous sommes plus souvent embarqué dans les aventures d’Edouard Limonov que dans des préoccupations historiques. Plongé dans ses pensées, on le voit toucher le fond plusieurs fois, puis se relever, partir dans une nouvelle direction de vie, plus passionnante encore que celle d’avant (qui pouvait aller de poète underground à Moscou jusqu’à clochard à Manhattan, en passant par écrivain branché à Paris et prisonnier politique en Russie). On choisira les fragments de vie du héros que nous préférons, tout comme l’auteur ne se cache pas de voir pour lui le vrai Limonov dans celui qui passe quelques années en prison.

La question reste alors de savoir si Limonov est un vrai héros de roman derrière sa réalité. Cet être nous paraît bien souvent abject, d’une arrogance sans fond, tellement concentré sur sa volonté de gloire qu’il est prêt à tout, jusqu’à devenir soldat serbe dans les Balkans au plus fort de la guerre en ex-Yougoslavie. Quels crimes a-t-il commis ? Nous ne savons pas précisément, l’auteur non plus,  nous ne voulons pas savoir, mais ses motivations nous paraissent viles.  Sûrement, comme l’auteur, faut-il s’abstenir au maximum de tout jugement, pour suivre Edouard partout où il va comme on le fait, jusqu’à la création d’un « parti national-bolchevik »  en Russie des plus inquiétants, et suivre ses aventures comme on suivrait celle d’un héros d’Alexandre Dumas.

Son statut de héros semble bafoué par ses actes immoraux, et pourtant, Edouard Limonov a toute la carrure d’un héros, et surtout, c’est le rêve qu’il poursuit dans toutes ses actions. Toute la lecture nous place ainsi dans cette hésitation entre dégoût face au personnage et fascination pour son charisme, sa capacité à toujours se relever, sa recherche de célébrité et en même temps ses échecs répétés. Cet homme a du panache derrière sa misère, ou peut-être même au devant d’elle. Véritable héros par l’aura qu’il a sur toutes les personnes qui l’ont rencontré, Edouard Limonov n’est pas un homme qui fait les mauvais choix. Ils les assument toujours, souvent par provocation. Et chacun de ses choix est une tentative d’accéder à la gloire, de vivre l’aventure de la guerre, de devenir la personne dont il rêve : célèbre. Les directions que prennent sa vie, ce sont différentes voies vers la célébrité, mais celles-ci n’aboutissent jamais. Cette vaine quête, qui le pousse aux actions les plus inacceptables dans notre esprit, se révèle ainsi « plus compliquée que ça », certaines de ses actions révélant des conséquences bénéfiques pour beaucoup et revendiquées comme telles, tandis que « le mal » paraît comme « bien » aux yeux de notre héros. Le monde ne se résume pas à ce manichéisme borné, semble-t-il nous dire. Pourtant, la quête de la gloire, qui régit presque toute sa vie, n’est pas non plus un argument acceptable à tout acte. Face à un homme accroché à ses rêves d’enfant, les questions se posent, nombreuses et sans réponse.

C’est sans doute de cette manière que la vie, le destin d’Edouard Limonov nous raconte des choses sur l’Histoire, et Emmanuel Carrère n’hésite  ainsi pas à mettre la vie aussi prolifique de cette personne en regard avec les évènements historiques auxquels il assiste. Ses choix ne s’en comprennent pas mieux, mais nous observons les agissements d’un homme à différents moments-clé de notre histoire moderne, souvent dans les lieux centraux des évènements. Ses actions sont au final ce dont beaucoup d’autres rêvaient, sans que celles-ci n’aboutissent au but de Limonov : la gloire. Combien de personnes ne sont ainsi pas sorti de l’anonymat malgré leur désir ? Nous en croisons des dizaines sur la route de Limonov, des personnes qu’il dédaigne par leur échec plus cuisant que le sien. Et les hommes célèbres de cette période ne sont-ils pas ceux, qui, animés du même désir, ont réussi à le réaliser ? La question est véritablement posée avec les écrivains plus célèbres que lui auxquels Liminov n’accorde aucun respect, ou encore avec Poutine, parfois si semblable à notre personnage.

La vie romanesque d’Edouard Limonov, la vie romancée par Emmanuel Carrère, traverse ainsi l’histoire en nous posant des questions sur les motivations des puissants et sur nos motivations. Le regard d’un écrivain sur le monde ? Non, de deux écrivains, Limonov et Carrère, qui s’opposent et se complètent, se contredisent et s’enrichissent l’un l’autre. Au delà de ce roman qui ressemble à un film d’aventure en bien mieux documenté, Limonov est un livre sur l’histoire et sur l’humanité, un livre qui nous interroge tout en nous passionnant pour la vie d’un homme en recherche de la gloire. Un roman sans fiction (même si les pensées d’Edouard sont inventées par l’auteur, et qu’elles sont le ciment de l’ensemble du récit), vaste, léger, drôle, parfois pesant, sans jugement, et qui s’inscrit dans la réalité à travers la vie mouvementée de son héros et le regard qu’il pose sur le monde.

Limonov

d’Emmanuel Carrère

ed P.O.L

1er Septembre 2011

.

Merci à PriceMinister pour l’envoi de ce livre dans le cadre de l’opération 

Retrouvez Limonov sur leur site

A propos Constance

Enseignante, j'aime tout autant la littérature ado / jeune adulte que la littérature contemporaine et la bande-dessinée. J'ai souvent tendance à lire des textes écrits en français, mais je fais parfois des incursions vers de la littérature anglophone ou des traductions pour les autres langues.
Cet article, publié dans 2 bien, bien, est tagué , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

20 commentaires pour Limonov d’Emmanuel Carrère

  1. Richard dit :

    J’ai vu Carrère à La Grande Librairie et je me proposais de lire ce livre …
    Mais là, tu m’as convaincu de le lire le plus tôt possible !
    Merci mon amie !

  2. clara dit :

    J’ai aimé cette lecture, cette présentation par Emmanuel Carrère de ce personnage en quête permanente de la gloire !

  3. Il est dans ma PAL et risque de me plaire.

  4. Gwenaëlle dit :

    J’ai beau lire des billets enthousiastes, ce roman ne me tente pas. C’est dû au sujet, je pense… (tu as écrit Liminov, plusieurs fois, c’est normal? :-/)

    • constance93 dit :

      mince, je pensais tous les avoir corrigé : je les ai tous écrit comme ça au début, avant de me rendre compte de l’erreur. vais re-corriger ça une fois de plus, merci 🙂
      si le sujet ne te tente pas, il faut mieux ne pas le lire : on part avec un mauvais a priori, et je pense qu’on peut y rester sur tout le livre avec celui-là…

  5. heptanes fraxion dit :

    et puis surtout,faut lire »journal d’un raté » (entre autres) du dit Limonov …une prose sèche et musculeuse,éclairée par une poésie punk:essentiel !

  6. Je n’avais pas aimé D’autres vies que la mienne (je ne l’ai d’ailleurs pas terminé, je crois), car trop pesant, trop lourd, trop dur. J’ai des craintes avec Limonov…. mais j’apprécie tellement cet Carrère que je pense que je le lirai lorsqu’il sera sorti en poche. (tsss, je suis une grande affective… 😀 )

    • constance93 dit :

      je n’avais jamais ‘testé’ Carrère et n’en ressort pas déçue. je note qu’il vaut mieux que je continue ma découverte de l’auteur par un autre titre que D’autres Vies que la mienne (merci) 😉
      quant à toi, je ne saurai trop te recommander Limonov, même si attendre la sortie en poche pour ne pas payer trop cher une possible nouvelle déception est sans doute une bonne idée… après tout, on ne sait jamais : ma perception de Liminov est plutôt celle d’un récit dynamique, aux multiples rebondissements et ponctué de l’humour provocateur du personnage, mais il y a aussi des moments durs ; quant à la lourdeur et la pesanteur, je n’ai pas eu l’impression de les rencontrer, mais j’ai entendu certains lecteurs évoquer leur difficulté à ‘rentrer dedans’, et peut-être est-ce à cause de ça. je n’en sais rien

  7. pichenette dit :

    Ton analyse est passionnante! Comme toi, j’ai aimé ce livre même si je ne suis pas aussi enthousiaste que toi. J’admire Limonov pour sa volonté de s’en sortir, sa capacité à rebondir. Ce personnage a une aura. Carrère ne s’appesantit pas trop sur la guerre en Yougoslavie, c’est la partie romanesque de la biographie: il choisit. En fait , ce qui m’a le plus intéressée, c’est toute son analyse de la politique russe.

    • constance93 dit :

      merci 🙂 j’ai l’impression que c’est une lecture originale dans tous cas. je ne sais pas si tu as cette impression parfois de ne pas t’être approprié une lecture, d’en être restée distante au point d’avoir un avis très neutre et très plat sur la lecture en question… Bref, moi, cela m’arrive quelquefois (et me met en rogne quand je me rend compte), mais avec Limonov ça n’a pas été le cas, et des quelques billets que j’ai lu, j’ai l’impression que les lecteurs s’en sont fait leur propre lecture. pour moi, ça signifie que c’est un bon livre.
      c’est vrai que la notion de choix de biographe est importante – et assumée – tout au long du texte.
      et tu as raison : à travers son personnage et au-delà de lui, il propose une analyse de la politique russe qui – dans mon ignorance – m’a paru assez fine et intéressante. là, c’est le regard d’un écrivain sur le monde qui nous entoure, et plus précisément cette Russie plongée dans le « bordel de l’après-communisme » comme il dit, et ce regard est presque celui d’un politologue (à l’instar de sa mère, ce qui peut-être justifie les nombreuses références à elle au cours du récit…).

  8. Joyeux-drille dit :

    Je l’ai fini ce matin et je partage ton analyse. A travers Limonov, Carrère en dit aussi beaucoup sur lui-même, se mettant lui aussi en scène. Mais ce qui est le plus intéressant, c’est comment Limonov épouse les 60 dernières années de l’Histoire de la Russie, en la précédant, parfois, en mettant en exergue ses contradictions et la complexité de cet immense espace et de ceux qui la gouvernent et la peuplent. Avec un unique ennemi : l’indifférence.

    • constance93 dit :

      oui, l’intérêt historique est fort, l’écrivain porte un vrai regard sur l’histoire récente de la Russie et Liminov en est à la fois le porte-parole et le contradicteur. je n’ai pas mis l’accent sur cela dans ma chronique, beaucoup d’autres l’ont déjà fait, mais c’est vrai, oui 🙂

  9. Noukette dit :

    Bel article sur un livre qui n’a visiblement pas fini de faire parler de lui !

    • constance93 dit :

      non, je ne pense pas : c’est un des succès de la rentrée, et son évincement du goncourt lui donne une chance d’être considéré comme un bon livre dans l’avenir ^^

  10. Valérie dit :

    J’ai beaucoup aimé, surtout la découverte du jeune Emmanuel Carrère envers lequel l’adulte n’est pas toujours tendre. Mais mon roman coup de coeur de cette rentrée, c’est Retour à Killybegs. Billet demain chez moi, et chez toi, c’est pour quand?

    • constance93 dit :

      Retour à Killubegs déjà commenté, je crois 😉 un vrai coup de coeur pour ma rentrée. c’est bien simple, je conseille deux livres en cette rentrée : celui de Sorj Chalandon, et celui de Carole Martinez.

  11. Ping : Délivrer Des Livres » Challenge 1% Rentrée Littéraire 2011 – Les participants et les titres

  12. Ping : Délivrer Des Livres » Challenge 1% Rentrée Littéraire 2011 (Article 3)

Laisser un commentaire