Désolations de David Vann

12/14

Construction et destruction

Après Sukkwan Island, révélation étrangère de l’année 2010, l’écrivain américain David Vann revient avec Désolations, son second roman.

Dès les premières pages, nous sommes saisis par les similitudes avec le précédent roman. Tout d’un coup, la peur de voir une recette renouvelée, rien de plus, nous prend. Cette crainte nous reprendra tout le long de notre lecture, repérant ça et là les correspondances au sein de la situation dans laquelle sont plongés les personnages, et leurs réactions face à elle. Quand Gary décide de s’installer sur une île du lac au bord duquel il a toujours vécu avec sa femme Irène, le doute s’installe en nous. Pour l’un, c’est le rêve de toute une vie, pour l’autre, une peur terrible. Car Irène doit suivre son mari, plongé dans la détresse de la solitude et de l’inutilité, maintenant qu’elle est à la retraite et que ses enfants sont adultes. Gary et elle n’ont plus de « centre d’intérêt commun », et la cabane est une ultime tentative pour sauver leur mariage aux yeux d’Irène, qui va pourtant construire la cabane sur Caribou Island à reculons.

Comme dans Sukkwan Island, la nature est un danger, une menace. Elle confronte les deux personnages, les met à l’épreuve, les dissocie. C’est la crise du couple qui est au coeur de Désolations. La communication, la rancœur, les regrets, la haine invisible. Dans la dureté de la nature et l’isolement de l’île, tout se révèle, peu importe la force que les personnages peuvent mettre à se mentir à eux-même et à l’autre. Les frontières tombent.

Comme dans Sukkwan Island, l’ensemble repose sur des non-dits et des personnages qui ne jouent jamais le rôle qu’ils se donnent. Gary n’a pas les capacités pour construire une cabane vivable, il « [improvise] au fur et à mesure ». Ses pensées, nous n’y pénètreront pas avant la fin du récit, mais les yeux d’Irène nous montre l’incapacité de son mari à réaliser son rêve. La fin qui arrive petit à petit est tout aussi attendue et surprenante que « l’évènement » de Sukkwan Island.

Au-delà, tout est différent. Ce n’est plus dans l’histoire d’un père et d’un fils que nous plonge David Vann, mais dans celle de toute une famille à un moment critique de son existence, alors que les enfants ont quitté la maison, que les parents sont jeunes retraités, et que la question de ce qui unit encore le couple se pose. En face, les enfants devenus jeunes adultes affirment rêves, indépendance, critiques et amour pour leurs parents. Le personnage de Rhoda, qui aspire à la vie la plus banale possible après son enfance auprès de ses parents originaux, est ainsi un personnage fort, amené à évoluer et jouer un rôle de plus  en plus important au cours du récit. Mark est quant à lui un éternel adolescent, vivant au jour le jour, fumant de la marijuana tant qu’il peut et se complaisant dans la facilité et l’idiotie. On se demande, comme sa soeur Rhoda le fait,  s’il évoluera un jour vers l’âge adulte.

L’histoire que David Vann nous offre est ainsi celle de différents couples qui composent et gravitent autour de la famille. Ils sont plongés dans une crise perpétuelle, bercé par des aveuglements, de vains espoirs et d’opposition entre les êtres qui le composent. Même la complémentarité de deux êtres ne tient pas face aux épreuves de la vie, aux rencontres que l’on fait et à l’humanité qui part à la dérive.

La nature elle-même n’agit pas de la même façon. Lac de glace qui bloque la communication, tempête déchaînée, glacier proche et inaccessible, vecteur de vie et de folie. A la fois semblable et différente de celle de Sukkwan Island, tout aussi belle et dangereuse, elle va confronter les personnages l’un contre l’autre. La promiscuité qu’elle établit entre Irène et Gary va être à la fois étouffante et pleine de froideur.

Alors oui, Désolations ressemble en bien des points à Sukkwan Island, les deux récits possèdent cette force de montrer une nature à la fois dure et belle tout en abordant les réactions humaines face à elle, la crise à l’oeuvre entre les hommes lorsque que ceux-ci sont confrontés l’un à l’autre dans l’isolement. Mais le talent de l’auteur est là : sa plume approche d’une manière fine l’Humanité écorchée, la réalité inexorable de l’homme confronté à lui-même, et il nous emporte dans son récit sans que l’on puisse s’en détacher, attendant l’inacceptable au côté des personnages et en eux. Désolations, tout comme Sukkwan Island, est un récit d’une très grande force : dur, complexe, dérangeant, honnête. Une deuxième réussite.

Désolations

de David Vann

ed Gallmeister

25 Août 2011

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Merci à PriceMinister et aux éditions Gallimard pour ce livre reçu dans le cadre de l’opération

Retrouvez Désolations de David Vann sur PM

A propos Constance

Enseignante, j'aime tout autant la littérature ado / jeune adulte que la littérature contemporaine et la bande-dessinée. J'ai souvent tendance à lire des textes écrits en français, mais je fais parfois des incursions vers de la littérature anglophone ou des traductions pour les autres langues.
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21 commentaires pour Désolations de David Vann

  1. Richard dit :

    Tout à fait en accord avec toi !
    Un très grand roman !
    Lors d’une causerie à Montréal, David Vann nous a promis un 3e roman, un peu moins noir. En est-il capable ??
    Au plaisir
    Amitiés

    • constance93 dit :

      à voir donc, pour ce troisième roman. mais il semble tout de même avoir une trame bien définie et profondément noire. s’en détachera-t-il du tout au tout avec le prochain ?

  2. Anne dit :

    Alors, donc, on diait qu’on faisait un deal : tu lis en premier, tu apprécies et je confirme ensuite après ma propre lecture. Non ? C’est pas comme ça qu’on a fait pour Freedom et pour Du domaine des Murmures ?? Parce que j’ai aussi Désolations (dédicacé par l’auteur, yes !) dans la PAL… J’aime beauocup ton artcile, c’est très bien écrit (l’avant-dernier paragraphe sur la nature !!)

    • constance93 dit :

      j’adore les dédicaces : tout d’un coup, le livre prend une valeur bien particulière, il devient le souvenir d’une rencontre, appartenant à la fois à l’auteur et à la fois au lecteur que nous sommes. et tout ça avec un petit message à notre nom et signé par l’auteur…
      merci pour le compliment.
      pour le deal, je marche, même si un de ces quatre, nous pourrions lire nos lectures communes en même temps et partager nos impressions en direct plutôt qu’en décalé. bon c’est vrai que je ne sais jamais vraiment quand j’aurai le temps de lire, celui-là se vole à la sauvette, de manière assez impulsive, et il est donc assez dur de prévoir quand je lirai tel livre. et puis, mon rythme s’est beaucoup ralenti depuis la rentrée : heureusement qu’il y a toujours des blogueuses aux mêmes goûts que moi pour lire les mêmes livres et échanger sur eux, sinon je crois bien que les échanges s’amenuiseraient beaucoup aussi 😉
      cela dit, j’ai bien hâte de lire ton avis sur Désolations. et mes prochaines lectures de la rentrée littéraire, et normalement parmi les dernières, sauf contre-indication majeure : Le Premier Ete d’Anne Percin et La Belle Amour Humaine de Lyonel Trouillot. c’est dans ton programme ? 😉

      • Anne dit :

        Eh bien… ces deux livres sont dans ma PAL ! Ann Percin, encore jamais lu de roman adulte (si, si, Bonhur fantôme est encore dans la PAL…) et j’ai gagné La belle amour humaine à Lille-o-blogs, ma mère l’a déjà lu et dégusté. Pour le moment, je lis Pas d’inquiétude, de Brigitte Giraud, prêté par Antigone, ensuite Northanger abbey (lecture commune). Puis j’ai emprunté à la bibli Le Turquetto, de Mehtin Arditi (auteur à découvrir), Dire son nom, de Francisco Goldman, Les amants de Francfort, de Michel Quint et Banquises, de Valentine Goby. Pour le 1e décembre et le challenge de Calypso, « un mot un livre » je compte lire un petit ouvrage un peu plus « conte philosophique » J’ai les yeux plus gros que le ventre !! (après je vais devoir corriger les proses de mes élèves sur les bouquins du Farniente) Mais caser Anne Percin début décembre, c’est faisable, le livre n’est pas très gros, et je peux t’attendre pour publier. (ou inversément, ahem)

        • constance93 dit :

          Banquises de Valentine Goby me tente bien également. j’ai entendu parler du Turquetto, ton avis m’en donnera une idée plus précise.
          par rapport à Anne Percin et Lyonel Trouillot : décidément ! nous devons vraiment avoir pas mal de goûts communs pour avoir autant de mêmes idées de lecture ^^
          lis d’abord tout ce que tu as à lire, je ne suis pas pressée : comme je te le disais, mon temps de lecture loisirs est du temps volé, c’est-à-dire qu’en théorie, il n’existe même pas ou à peine. le problème, c’est qu’il a beau ne plus devoir exister, je ne peux pas m’en passer ! bref, début décembre pour le livre d’Anne Percin, ça me semble bien de mon côté. en publiant au même moment, nous allons sans doute échanger plus encore 🙂

          • Anne dit :

            On se fixe une date pour ne pas laisser pourrir l’idée ? Vers le 10-12, ça te paraît raisonnable ? (Faut que je t’avoue, les LC, j’ai l’intention de ne plus en prendre longtemps à l’avance, ça me pompe de devoir lire de façon « imposée » longtemps après ! Mais là c’est raisonnable. Et il y a peut-être bien un petit côté « exclusif » chez moi : une LC à deux, c’est moins dispersé qu’avec d’autres blogueuses que je connais moins ou pas du tout) (C’était la séquence « noirceur de mon âme de lectrice ».)

            • constance93 dit :

              je fais très peu de LC de mon côté aussi : je ne trouve pas ça très intéressant de juste mettre le lien vers les billets des autres, et souvent de ne même pas prendre le temps de lire leurs avis… mais à deux, c’est plus raisonnable, et l’échange est possible. je ne suis pas contre faire une LC avec une blogueuse que je ne connais pas, mais dans l’idée dans ce cas de mieux la connaître à l’aide d’un échange sur une même lecture.
              pour cette fois, vers le 10-12, ça devrait aller pour moi. on n’a qu’à dire qu’on fait comme ça. à bientôt !

              • Anne dit :

                Je la prévois pour le 10, mais on ne sait jamais (ma lenteur et les imprévus…) on put aller jusqu’au 12. Je te tiendrai au courant !! Merci, Constance.

  3. clara dit :

    Dans ma LAL, j’attends qu’il soit à la biblio.

  4. Envie et en même temps il y a tellement d’avis positifs que j’ai peur d’être déçu. Et puis je n’ai pas de fascination particulière pour la noirceur, même si je pense également que « Sukkwan Island » était un très bon roman. Je vais donc attendre encore un peu…

    PS: je serai curieux de lire ton avis sur le roman d’Anne Percin.

    • constance93 dit :

      sur le roman d’Anne Percin : bientôt, c’est ma prochaine lecture. là, je suis sur un part’.

      j’avais peur aussi sur Désolations, mais si tu as aimé Sukkwan Island, il n’y a pas de raison que tu sois déçu, mise à part comme je le dis dans ma chronique pour les similitudes. mais au fil de la lecture on se rend compte qu’il n’y a pas que ça mais aussi de l’innovation et ça va.

      je n’ai pas de fascination non plus pour la noirceur, mais la plume et l’univers de l’auteur m’étonnent. sa vision de l’humanité et ce qu’il arrive à dire avec ses fictions aussi. c’est un très bon romancier, il n’y a pas à dire. attends peut-être le printemps maintenant pour lire Désolations : ce n’est pas ce qu’il y a de plus joyeux à lire dans l’hiver qui approche 😉

  5. morgouille dit :

    Beau billet ! C’est un roman qui m’a complètement happée, et comme je n’ai pas encore lu Sukkwan Island, je n’ai pas été rattrapée par des comparaisons involontaires. J’ai maintenant hâte de lire ce premier roman qui a tant fait parler de lui !

    • constance93 dit :

      même plume, même univers, mêmes problématiques, mêmes intrigues ou presque, mais tout de même différent. je crois que j’ai préféré Sukkwan Island, mais c’est peut-être parce que je l’ai lu avant, tout simplement

  6. Je suis tombée sous le charme de David Vann, et du coup j’ai acheté Sukkwan Island (il est sorti en poche, ouf!). Je suis conquise par l’ambivalence de l’auteur : ses livres sont aussi sombres et torturé qu’il apparait gai et lumineux lors des interviews. Ses écrits sont certainement un bel exutoire… 😉

    • constance93 dit :

      oui, il paraît qu’il est très sympathique lors des rencontres et des interviews. surprenant à la lecture de ces écrits, mais c’en est d’autant plus une qualité 🙂

  7. Valérie dit :

    Je n’ai pas lu Sukwan Island qui me faisait peur mais celui-ci est dans ma PAL.

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