Black Bazar de Alain Mabanckou

 

 

Bazar en plein Paris

Dernier roman d’Alain Mabanckou, Black Bazar n’est pas resté longtemps sans écho : salué par la critique, apprécié des lecteurs, il semble que son titre soit arrivé à l’oreille de nombreux autres lecteurs. Un titre dont on se souvient et qui, assurément, attire. Black Bazar : black, la traduction mais aussi l’euphémisme (terme moins péjoratif) de noir (mais pourquoi un euphémisme alors qu’Alain Mabanckou se soucie tellement peu du politiquement correct dans son récit ? sûrement une première tentative d’humour, de jeu de mot, de clin d’œil au lecteur averti) ; bazar, désordre, maison close ou marché d’étoffes ou de lambeaux. On pense d’abord au désordre, même si les autres aspects sont aussi à prendre en compte…

En effet, si le récit peut être considéré comme un véritable bazar, c’est bien qu’il n’est pas présenté comme un roman mais une tentative de roman. Notre narrateur, connu uniquement sous le nom de Fessologue (grand spécialiste du lien entre la face B et la personnalité et l’humeur des personnes)(portant un faux-nom, « on comprendra [qu’il n’ait] pas dévoilé jusqu’à présent [son] vrai nom »), se met à écrire sur une vieille machine à écrire sous la pulsion créatrice et destructrice du départ de Couleur d’Origine avec sa petite-fille. Il écrit pour évacuer et oublier. Il y a de la rage, du désespoir, les souvenirs, le présent, les anecdotes sur ses potes du Jip’s, des émigrés d’origine différente (Côte d’Ivoire, grand et petit Congo, Haïti, Cameroun…) et d’avis différent sur la question du colonialisme et de l’accueil français des émigrés, Couleur d’origine ou lui-même, ce qui l’a poussé à écrire, ses idées en vrac, sa philosophie… Du bazar, encore une fois. Et toujours du black bazar : les blancs sont très peu évoqué dans le récit et toujours ou presque en arrière-plan, dans une discussion ou une description, jamais plus tandis que se sont les histoires des africains qui nous sont contées dans une écriture originale et très orale.

Le bazar est abordé également dans ses autres sens : la prostitution comme le marché sont évoqués à plusieurs endroits dans le récit.

Un autre avantage de ce récit, c’est le nombre de point de vue qui sont offerts : si c’est celui du narrateur le principal, de longues tirades adressées à lui et qu’il a le mérite de recopier sur sa machine à écrire offrent par exemple le point de vue de Mr. Hippocrate, le voisin de palier raciste et noir, ce qui constitue quasiment en soi une nouvelle dans le récit puisque cette chute n’est révélée qu’à la page 40 après avoir entendu tous les propos racistes du personnage. D’autres récits ou anecdotes presque indépendants sont ainsi présents dans le récit : la symbolique de la façon de mettre une cravate, la présentation d’Henriette, la fille du narrateur, aux amis du Jip’s (bar afro-cubain dans le 1e arrondissement de Paris), la première fille après Couleur d’Origine, le discours de l’arabe du coin… Ces épisodes, presque isolés, finissent par former un tout hésitant mais juste. C’est normal, puisque sur les conseils de son ami écrivain haïtien Louis-Philippe (Dalembert), Fessologue « écrit ce [qu’il ressent] » et « écrit comme [il] vit » sans trop se préoccuper du verbe, du sujet et du complément comme Pierrot Le Blanc du petit Congo le voudrait ni d’y mettre, au choix, « un mouton blanc », « une mer et un vieil homme qui va à la pêche avec son petit-garçon », « un vieux qui lit des romans d’amours en pleine brousse », « un grand amour au temps du choléra entre un pauvre télégraphiste et une jeune écolière qui finira plutôt par épouser un médecin plus tard », etc comme le voudrait Roger Le Franco-Ivoirien qui a soi-disant lu tous les livres du monde. Il essuie un naïf refus du narrateur. La naïvité semble d’ailleurs un de ses principes vis-à-vis de la France : confusion géographique (« inconnu en France, y compris en Corse et à Monaco », « de France et de Navarre »), indifférence pour la musique appréciée par les blancs (Miles Davis, le musicien de jazz), incompréhension devant les injustices de la langue française (« arabe du coin », différence entre « un homme public » et « une femme public, « un homme à femmes » et « une femme à hommes », un « courtisan » et « une courtisane » car se sont en effet « les putes qui exigeraient des comptes parce que la langue française est trop vache avec elles »), le jugement sur l’art moderne et contemporain (Les Demoiselles d’Avignon de Picasso en prennent un coup)… Une façon d’atteindre la satire ? Possible.

Il y a de l’humour dans ce texte. Beaucoup de surnoms comiques et de néologismes pour commencer : « indéboulonnable », « L’Hybride », « Le spécialiste du verbe », « Fessologue », « Esprit-sein »… Et également des situations de quiproquo ou cocasses: le voisin raciste en réalité noir aussi, le narrateur qui rentre par hasard dans une librairie dans laquelle se trouve à dédicacer des livres son ami écrivain, ce qui laisse penser à celui-ci qu’il est venu pour lui ou la confusion entre le narrateur sapeur et un agent de sécurité de la sncf. Ou encore la personnalité même des personnages : « l’arabe du coin » qui prêche l’écoute mais parle sans arrêt, le « spécialiste du verbe » qui lance des âneries grosses comme une montagne, l’écrivain qui n’écrit rien (pour Roger)… D’autres choses comme l’explication de l’émission de télé-réalité « l’île de la tentation » par le narrateur et Couleur d’Origine, la SAPE (société des ambianceurs et personnes élégantes) et la réflexion sur la place de la musique traditionnelle congolaise dans le monde, teintée de mauvaise foi de la part de l’Hybride quand il parle à l’arabe du coin comme du narrateur quand il s’adresse à nous nous font sourire.

L’écriture est fine, dynamique, rythmée et fluide. Il n’y a pas de complexité dans la construction des phrases et nous pouvons nous laissons emporté par la rapidité du récit.

Black Bazar est un vrai chef d’œuvre de bazar, d’engagement, d’humour et de réflexion grâce à son nombre de personnages et de points de vue variés, sa plume dynamique et la place qu’il accorde au second degré. Un livre à la fois intelligent et drôle.

Black Bazar

de Alain Mabanckou

éditions du Seuil

8 Janvier 2009

[Edit du 12/07/09 : cette critique est mise à l’honneur sur le site des éditions du Point (www.lecerclepoints.com) par ]

 

A propos Constance

Enseignante, j'aime tout autant la littérature ado / jeune adulte que la littérature contemporaine et la bande-dessinée. J'ai souvent tendance à lire des textes écrits en français, mais je fais parfois des incursions vers de la littérature anglophone ou des traductions pour les autres langues.
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16 commentaires pour Black Bazar de Alain Mabanckou

  1. clara dit :

    Je le note ! Un billet qui me met l’eau à la bouche !

  2. Mathilde dit :

    Un livre qu’on m’a déjà conseillé, que j’ai encore plus envie de lire !

  3. Anne Sophie dit :

    on voit que tu as beaucoup aimé. j’en prends note !

  4. denis dit :

    je connais cet auteur depuis « la grande librairie » de France 5 où il passe 2 ou 3 fois par an et je le trouve très passionnant
    il faut vraiment que j’aborde son oeuvre à présent et tu nous donnes envie de plonger immédiatement dedans
    bon dimanche malouin
    hâte de lire ton reportage et le nom du vainqueur du prix
    denis et s’il y a des marque-pages….

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  6. le Merydien dit :

    Je l’ai mais pas encore lu. Mais verre cassé m’avait enchanté non pas pour l’exercice de style, mais pour l’histoire en elle même et toutes les critiques sur cet auteur sont en générale bonnes.

    • constance93 dit :

      cela lui ferait plaisir. je l’ai rencontré aux étonnants voyageurs le week-end dernier. il a été super sympa et a été enchanté que je me sois intéressé et ai aimé Black Bazar parce que pour lui, cela veut dire que sa littérature est jeune. je suis bien d’accord avec lui. je l’ai interviewé, ce sera bientôt sur le blog 😛
      je suis en train de lire Verre Cassé. D’emblée, c’est l’humour omniprésent qui me plaît (le jeu avec les classiques par exemple).

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  10. Anne-So dit :

    Si tu as aimé black Bazar tu devrais adorer son dernier roman « demain j’aurai 20 ans » c’est de loin mon préféré. C’est un bel hommage à sa mère et à la femme africaine en général et il aborde très bien le poids des traditions africaines. J’ai beaucoup rigolé comme bien souvent avec Mabanckou 🙂

    • constance93 dit :

      oui, c’est au programme en effet 🙂
      ton commentaire me donne encore plus envie de le lire, mais j’attends qu’il sorte en poche : les auteurs édités chez seuil ne mettent pas beaucoup de temps à être édité en poche dans la collection « le point ».

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